Le prisonnier
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Le prisonnier
2741 Ab Urbe Condita
La baie de Santorin se déployait à travers les barreaux de sa cellule ; au milieu des voiles des navires de pêcheurs, un vapeur s’approchait du port. Il arborait une voile rouge, appoint peu utile, où l’on pouvait voir représentée une enseigne militaire, et les mots Imperium Romanum : la relève de la garnison. Bientôt un nouvel officier se présenterait à lui, l’air faussement respectueux. Caius Terrentius Vulso insisterait pour être appelé par ses titres, l’officier répondrait d’abord que cela était impossible, que ses titres lui avaient été retirés. Puis après quelques semaines, de guerre lasse, il obtiendrait gain de cause, sauf à tomber sur un homme excessivement orgueilleux.
Il se désintéressa de la baie et du navire, se dirigea vers sa table de travail, et se remit à écrire un mémoire destiné aux bureaux de l’armée. Sait-on jamais, il avait encore des amis dans l’administration qui pourraient attirer l’attention sur son texte, encourager les dirigeants à appliquer certains conseils, même s’ils provenaient d’un ministre en disgrâce… Et même s’ils étaient brûlés ou abandonnés au fond d’une commode, au moins ses écrits occuperaient-ils son temps.
Sa cellule, plutôt vaste, était encombrée de hautes piles de livres qu’il se faisait envoyer et accumulait depuis le début de sa captivité, six ans auparavant. Sa situation était somme toute de loin préférable à la hache que lui avaient promis ses adversaires les plus acharnés ; il pouvait sortir dans la cour de la forteresse pour de l’exercice une fois par jour, et faire une courte promenade chaque semaine dans l’intérieur de l’île sous la garde d’une demi-douzaine de soldats ; parfois, on lui accordait une compagnie féminine, en faisant venir une fille de la seule maison de plaisirs de luxe de l’île. La nourriture était médiocre mais elle ne différait pas de ce que mangeaient les officiers de la garnison. On conservait, en somme, quelques égards pour l’homme d’Etat, et pour le soldat qu’il restait. Mais il n’en haïssait pas moins chaque jour un peu plus sa condition de prisonnier. Plus encore que la privation de liberté, plus que la perte de son train de vie, le sentiment d’être exclu de la marche de l’Empire lui pesait. Ne plus avoir prise sur rien, quand on avait eu l’oreille des empereurs, quand on avait eu sous sa responsabilité des milliers d’hommes, qu’on s’était évertué à les faire travailler le mieux possible…ne plus avoir que de lointains échos des destinées de l’Etat, à travers son courrier qu’il savait fouillé, lu, trié par ses geôliers. Qui était le Magister Militum en titre, lequel de ses adversaires murmurait à l’oreille de l’Empereur, ce vieux porc aigri et paranoïaque ? Les informations devaient être décryptées à travers ce qu’on lui laissait lire, et à travers les conversations de ses geôliers. Il y pensait à chaque fois qu’il regardait la carte de l’Empire affichée sur l’un de ses murs, que pourtant il ne pouvait s’empêcher de fixer longuement. Le temps passait, et lui qui était dans la force de l’âge voyait avec inquiétude les premiers signes de la vieillesse arriver.
Il entendit frapper à sa porte, et se leva en indiquant à son geôlier qu’il pouvait entrer. L’officier en charge de sa surveillance apparût, portant un cimier en métal et l’uniforme grisâtre des cataphractaires, les troupes de choc recrutées dans les régions hellénophones de l’Empire. « J’ai vu arriver un navire. Vous venez me dire adieu, officier ?
-En vérité, sénateur, je vais devoir vous demander de me suivre dans la cour. Vous avez…un visiteur. » L’homme présentait, derrière son épaisse barbe, un air étrangement gêné. « Le préfet chargé de la vehiculatio souhaite vous voir. Vulso se raidit immédiatement. L’antique service des postes impériales, de fait en charge du réseau des ambassades romaines…l’un des hommes les plus importants d’ l’Empire se tenait à quelques dizaines de mètres, et souhaitait le voir… Qui était-ce ? Un ami, sans aucun doute, venu lui annoncer la fin de sa captivité…ou alors un vieil ennemi venu en personne lui annoncer, mort ; la cruauté des médiocre n’avait aucune limite…
Il affecta un air grave et descendit les escaliers qui menaient à la cour, ne jeta pas un regard aux deux soldats qui le sauèrent sur son passage, mais arrivé à la lumière du jour, il ne pût réprimer un frisson de stupeur, suivi d’un franc sourire quand il reconnut, au bout d’une haie de prétoriens en uniforme d’apparât, le sénateur Lucius Verbenna ; lui aussi souriait. Il se retint de lui lancer en riant « de retour aux affaires vieux salopard ! », mais il se contenta d’une sobre salutation, « Lucius …»
« Content de te voir aussi en forme, Caius. J’ai tenu à me déplacer en personne pour t’annoncer que l’Empereur avait besoin de tes services. Le nouvel empereur ». Saisissant l’impatience de son vieil ami, et indifférent aux soldats qui les entouraient, il poursuivit. Julius Augustus Valerianus Casca Caesar a rejoint le nombre de divi il y a de cela six mois. Son neveu Quintus Valerianus Casca César a été salué imperator et revêtu de la puissance tribunicienne, il est consul pour cette année aux côtés de Flavius Merobaudes.
Tout s’éclairait… On avait dû donner des directives extrêmement strictes pour lui cacher tout cela. Ce vieux grincheux de Merobaudes était aux affaires… Ils ne s’appréciaient pas, mais Merobaudes savait choisir les hommes énergiques. Verbenna, et lui. Avant d’entendre la fin du discours, il s’imaginait revenu en Italie. Il reverrait d’abord ses filles, bien évidemment, puis il fêterait dignement sa liberté avec ses d’autres vieux soldats, par une beuverie comme n’auraient pu en prendre que Bacchus et Hercule réunis… Mais immédiatement après, il se remettrait au travail. Pour relever l’Empire de son déclin. Pour le sortir de sa torpeur.
« Tu seras commandant militaire de Ravenne. En attendant mieux… ». Le destin n’avait jugé bon de l’abandonner sur ce rocher grec.
La baie de Santorin se déployait à travers les barreaux de sa cellule ; au milieu des voiles des navires de pêcheurs, un vapeur s’approchait du port. Il arborait une voile rouge, appoint peu utile, où l’on pouvait voir représentée une enseigne militaire, et les mots Imperium Romanum : la relève de la garnison. Bientôt un nouvel officier se présenterait à lui, l’air faussement respectueux. Caius Terrentius Vulso insisterait pour être appelé par ses titres, l’officier répondrait d’abord que cela était impossible, que ses titres lui avaient été retirés. Puis après quelques semaines, de guerre lasse, il obtiendrait gain de cause, sauf à tomber sur un homme excessivement orgueilleux.
Il se désintéressa de la baie et du navire, se dirigea vers sa table de travail, et se remit à écrire un mémoire destiné aux bureaux de l’armée. Sait-on jamais, il avait encore des amis dans l’administration qui pourraient attirer l’attention sur son texte, encourager les dirigeants à appliquer certains conseils, même s’ils provenaient d’un ministre en disgrâce… Et même s’ils étaient brûlés ou abandonnés au fond d’une commode, au moins ses écrits occuperaient-ils son temps.
Sa cellule, plutôt vaste, était encombrée de hautes piles de livres qu’il se faisait envoyer et accumulait depuis le début de sa captivité, six ans auparavant. Sa situation était somme toute de loin préférable à la hache que lui avaient promis ses adversaires les plus acharnés ; il pouvait sortir dans la cour de la forteresse pour de l’exercice une fois par jour, et faire une courte promenade chaque semaine dans l’intérieur de l’île sous la garde d’une demi-douzaine de soldats ; parfois, on lui accordait une compagnie féminine, en faisant venir une fille de la seule maison de plaisirs de luxe de l’île. La nourriture était médiocre mais elle ne différait pas de ce que mangeaient les officiers de la garnison. On conservait, en somme, quelques égards pour l’homme d’Etat, et pour le soldat qu’il restait. Mais il n’en haïssait pas moins chaque jour un peu plus sa condition de prisonnier. Plus encore que la privation de liberté, plus que la perte de son train de vie, le sentiment d’être exclu de la marche de l’Empire lui pesait. Ne plus avoir prise sur rien, quand on avait eu l’oreille des empereurs, quand on avait eu sous sa responsabilité des milliers d’hommes, qu’on s’était évertué à les faire travailler le mieux possible…ne plus avoir que de lointains échos des destinées de l’Etat, à travers son courrier qu’il savait fouillé, lu, trié par ses geôliers. Qui était le Magister Militum en titre, lequel de ses adversaires murmurait à l’oreille de l’Empereur, ce vieux porc aigri et paranoïaque ? Les informations devaient être décryptées à travers ce qu’on lui laissait lire, et à travers les conversations de ses geôliers. Il y pensait à chaque fois qu’il regardait la carte de l’Empire affichée sur l’un de ses murs, que pourtant il ne pouvait s’empêcher de fixer longuement. Le temps passait, et lui qui était dans la force de l’âge voyait avec inquiétude les premiers signes de la vieillesse arriver.
Il entendit frapper à sa porte, et se leva en indiquant à son geôlier qu’il pouvait entrer. L’officier en charge de sa surveillance apparût, portant un cimier en métal et l’uniforme grisâtre des cataphractaires, les troupes de choc recrutées dans les régions hellénophones de l’Empire. « J’ai vu arriver un navire. Vous venez me dire adieu, officier ?
-En vérité, sénateur, je vais devoir vous demander de me suivre dans la cour. Vous avez…un visiteur. » L’homme présentait, derrière son épaisse barbe, un air étrangement gêné. « Le préfet chargé de la vehiculatio souhaite vous voir. Vulso se raidit immédiatement. L’antique service des postes impériales, de fait en charge du réseau des ambassades romaines…l’un des hommes les plus importants d’ l’Empire se tenait à quelques dizaines de mètres, et souhaitait le voir… Qui était-ce ? Un ami, sans aucun doute, venu lui annoncer la fin de sa captivité…ou alors un vieil ennemi venu en personne lui annoncer, mort ; la cruauté des médiocre n’avait aucune limite…
Il affecta un air grave et descendit les escaliers qui menaient à la cour, ne jeta pas un regard aux deux soldats qui le sauèrent sur son passage, mais arrivé à la lumière du jour, il ne pût réprimer un frisson de stupeur, suivi d’un franc sourire quand il reconnut, au bout d’une haie de prétoriens en uniforme d’apparât, le sénateur Lucius Verbenna ; lui aussi souriait. Il se retint de lui lancer en riant « de retour aux affaires vieux salopard ! », mais il se contenta d’une sobre salutation, « Lucius …»
« Content de te voir aussi en forme, Caius. J’ai tenu à me déplacer en personne pour t’annoncer que l’Empereur avait besoin de tes services. Le nouvel empereur ». Saisissant l’impatience de son vieil ami, et indifférent aux soldats qui les entouraient, il poursuivit. Julius Augustus Valerianus Casca Caesar a rejoint le nombre de divi il y a de cela six mois. Son neveu Quintus Valerianus Casca César a été salué imperator et revêtu de la puissance tribunicienne, il est consul pour cette année aux côtés de Flavius Merobaudes.
Tout s’éclairait… On avait dû donner des directives extrêmement strictes pour lui cacher tout cela. Ce vieux grincheux de Merobaudes était aux affaires… Ils ne s’appréciaient pas, mais Merobaudes savait choisir les hommes énergiques. Verbenna, et lui. Avant d’entendre la fin du discours, il s’imaginait revenu en Italie. Il reverrait d’abord ses filles, bien évidemment, puis il fêterait dignement sa liberté avec ses d’autres vieux soldats, par une beuverie comme n’auraient pu en prendre que Bacchus et Hercule réunis… Mais immédiatement après, il se remettrait au travail. Pour relever l’Empire de son déclin. Pour le sortir de sa torpeur.
« Tu seras commandant militaire de Ravenne. En attendant mieux… ». Le destin n’avait jugé bon de l’abandonner sur ce rocher grec.
DemetriosPoliorcète- Messages : 1481
Date d'inscription : 05/03/2016
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Re: Le prisonnier
Les Romains et les navires à vapeur..; ils auraient pû en avoir dans le monde réel. mais ils ne s'intéressèrent pas aux travaux d'Heron d'Alexandrie.
_________________
Le champ de bataille ne fait que révéler à l'homme sa folie et son désespoir, et la victoire n'est jamais que l'illusion des philosophes et des sots. William Faulkner
Anaxagore- Messages : 2234
Date d'inscription : 18/10/2015
Age : 50
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Re: Le prisonnier
Un siècle de retard technologique apparemment.
Préhistorique- Messages : 567
Date d'inscription : 03/03/2020
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Re: Le prisonnier
Peut être plus car la mort d'un empereur caché pendant 6 mois alors que les simples soldats en aurait parlé montre que le télégraphe n'est pas en service.
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Re: Le prisonnier
Ou qu'il est sévèrement contrôlé.
_________________
1940 : Mandel continue la guerre depuis l'exil.
https://forumuchronies.frenchboard.com/t751-la-france-exilee-tome-1-1940-la-roue-du-destin
https://forumuchronies.frenchboard.com/t826-la-france-exilee-tome-2-1942-la-roue-tourne
https://forumuchronies.frenchboard.com/t968-la-france-exilee-tome-3-1944-la-fin-d-un-cycle
https://forumuchronies.frenchboard.com/t1036-lfc-guerre-froide
LFC/Emile Ollivier- Messages : 2721
Date d'inscription : 26/03/2016
Age : 35
Re: Le prisonnier
Ça doit plutôt être à cause des directives de non divulgation, car même dans l'antiquité avec des navires à voile la mort d'un empereur aurait été connue en quelques semaines de Rome à la Grèce.
Qui plus est un câble télégraphique ne sera peut-être pas installé dans une petite garnison. Après avoir lu l’article sur le premier câble transatlantique vu les performances des câbles de l'époque pour installer un câble de ce type il faut soit avoir une ville de grande importance ou un océan à franchir ou alors il faudrait qu'il y a ait une base navale importante. Sinon pourquoi installer un câble qui ne servira qu'une fois tout les 36 du mois. Il y a aussi la vitesse de transmission, 17 heures pour un message en 1858, 8 mots par minute en 1866 et avec un coût de 100 $ or (autant dire cher pour l'époque), en plus avec quelques milliers d'habitants il ne sera pas souvent utilisé.
Voici un historique des câbles marins au XIXème siècle. Il indique quand même un câble en 1858 entre Candia (Crete) - Chios - Smyrne et Athenes - Chios - Smyrne
Une carte des câbles télégraphiques en 1901
Qui plus est un câble télégraphique ne sera peut-être pas installé dans une petite garnison. Après avoir lu l’article sur le premier câble transatlantique vu les performances des câbles de l'époque pour installer un câble de ce type il faut soit avoir une ville de grande importance ou un océan à franchir ou alors il faudrait qu'il y a ait une base navale importante. Sinon pourquoi installer un câble qui ne servira qu'une fois tout les 36 du mois. Il y a aussi la vitesse de transmission, 17 heures pour un message en 1858, 8 mots par minute en 1866 et avec un coût de 100 $ or (autant dire cher pour l'époque), en plus avec quelques milliers d'habitants il ne sera pas souvent utilisé.
Voici un historique des câbles marins au XIXème siècle. Il indique quand même un câble en 1858 entre Candia (Crete) - Chios - Smyrne et Athenes - Chios - Smyrne
Une carte des câbles télégraphiques en 1901
Préhistorique- Messages : 567
Date d'inscription : 03/03/2020
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