[CTC03] La région la plus stable du monde

J’ignore ce qui a laissé ma région du monde à l’écart des grandes tragédies du XXe siècle, et des années de recherches me seraient sans doute vaines si je voulais absolument l’expliquer. Si je laissais parler mon éducation jésuite, j’évoquerais sans doute la seule volonté de Dieu…
S’il me fallait tout de même citer un tournant, un événement fondateur sans lequel le destin du Moyen-Orient aurait été tout autre, je nommerais quand même le choix de l’Empire Ottoman de ne pas entrer en guerre à l’automne 1914. Nous savons aujourd’hui que la Porte avait été à deux doigts, par la volonté d’un Enver Pacha abandonné à ses rêves pantouranistes, de se ranger du côté des puissances centrales, et que seule la victoire inespérée de la France au cours de la bataille des frontières avait convaincu une majorité de Jeunes turcs de faire obstacle à leur chef de file, malgré l’entêtement de celui-ci. L’entrée en guerre des Ottomans n’aurait probablement rien changé au cours du conflit, mais elle aurait laissé l’ensemble du Levant aux mains des vainqueurs, et Dieu sait à quels remaniements, à quels partages insensés les puissances coloniales auraient pu procéder.

Au lieu de cela, l’Empire vécut ses dernières années en suivant son propre chemin. En janvier 1918, nationalistes turcs et arabes arrivaient à leur compromis historique : l’Assemblée Nationale Arabe, en réalité un regroupement de chefs tribaux et de notables damascènes et beyrouthins soigneusement choisis par le pouvoir turc, proclama le sultan Mehmet « Empereur des Arabes », monarque constitutionnel ayant autorité sur l’Irak et la grande Syrie. On avait jugé bon de ne pas y inclure le Hedjaz des Hachémites, toujours directement vassal du Sultan-Calife, ni les territoires d’Afrique du Nord, dont les souverains changèrent leurs titres de Bey et de Khédive pour celui de Malik, rendant plus théorique encore une suzeraineté déjà réduite à une coquille vide.

Les observateurs étrangers ne crurent pour la plupart ni à la pérennité de la double monarchie turco-arabe, ni à celle de l’Etat arabe lui-même. Ils avaient raison dans le premier cas, tort dans le deuxième. Quand la crise polonaise et la révolution russe de 1924 semblèrent lui donner une opportunité, Enver Pacha décida de se lancer à la conquête du Caucase et de l’Asie centrale, entraînant avec lui l’Empire arabe. L’incident naval russo-turc de Trébizonde, fournissant le prétexte à une intervention, fut révélé comme un coup monté du gouvernement de Constantinople par la presse européenne au bout de quelques jours seulement, en même temps que des massacres d’Arméniens perpétrés avec la bénédiction du pouvoir. Devant ces révélations, l’Assemblée arabe déclara refuser de suivre la Turquie dans une guerre d’agression ; le pays était de fait indépendant. Enver s’entêta à déclarer la guerre à la Russie, décidant Damas à proclamer officiellement la fin de la double monarchie trois mois plus tard. Loin d’être aussi affaiblis par la révolution que le croyait Enver, les Russes infligèrent à son armée une véritable débâcle, et compensèrent la perte de la Pologne par l’intégration d’une Grande Arménie à la nouvelle Union des Républiques Socialistes Eurasiatiques. La dynastie ottomane dut sa survie à l’intervention des Britanniques et des Français, qui imposèrent sur les détroits un Etat califal, entre Grèce, Bulgarie et République anatolienne.

Les débats furent vifs entre les partisans du maintien d’une union personnelle avec le sultan de Constantinople, les partisans du fils du Chérif de la Mecque, Fayçal, et les républicains. Ces derniers l’emportèrent après une courte campagne militaire contre les partisans des Hachémites. Fayçal se consola par ses conquêtes dans la péninsule, et la destruction définitive des wahhabites sous son règne. Que Dieu lui soit reconnaissant de cette bénédiction !
La Iere République arabe a toujours eu mauvaise presse, accusée d’être un gouvernement des notables sunnites, rétrogrades et autoritaires, au détriment de tous les autres, et de rester trop proche des Français et des Britanniques, éternels sujets de notre méfiance. Elle nous dota pourtant d’un Etat plus efficace et d’un embryon d’armée moderne, et sut maintenir la paix intérieure et extérieure tandis que la tension croissait partout dans le Monde : l’Allemagne sombrait dans la guerre civile suite à la crise économique et à l’assassinat de son Kaiser, début 1931. L’Eurasie lançait contre le Japon la première guerre mécanisée quelques années plus tard. En 1936, l’élection de Huey Long et Charles Lindbergh augurait des heures bien sombres pour l’Amérique.

Néanmoins, la société de la République arabe était traversée par un ensemble de courants contestataires. La modernisation autoritaire menée par Reza Shâh dans l’Iran voisin et, surtout, la mise en place de républiques musulmanes socialistes dans l’Union eurasiatique donnait beaucoup d’idées aux intellectuels arabes, notamment parmi les minorités religieuses, chrétienne et chiite. La révolution de 1941, menée par les étudiants damascènes et un ensemble de jeunes officiers, devait établir la République Socialiste Arabe, dirigée par un ensemble de partis socialistes, sociaux-démocrates et nationalistes. Il est heureux que l’équilibre des forces ait empêché la tyrannie d’un seul, en dépit des premières années indéniablement autoritaires. Les projets collectivistes les plus utopiques furent vite abandonnés, mais les citoyens bénéficièrent d’une des réformes agraires les plus radicales de l’histoire, d’un développement accéléré de l’éducation et d’un progrès notoire pour les droits des femmes.

Au cours de la guerre transatlantique, les dirigeants et une large partie de l’opinion étaient enclins à soutenir les Américains face aux Européens, et beaucoup e réjouirent des premiers déboires des puissances coloniales. Mais le pays conserva une stricte neutralité et continua de s’enrichir par la vente de son pétrole, de mieux en mieux exploité. Les Occidentaux ne purent pas dire grand-chose quand en 1953, un an après la fin de la guerre, nous nationalisâmes l’ensemble de la production pétrolière, dans le sillage des Iraniens.

Les temps qui suivirent ne furent pas sans remous. L’agitation politique conduisit à une série de coups d’Etat « restaurateurs » au cours des années 1950 et 1960, qui fit envier à beaucoup le chemin démocratique que prenaient les voisins iraniens et égyptiens, où les monarchies constitutionnelles se renforçaient. La constitution du 6 octobre 1973 fixa pourtant définitivement un cadre démocratique et consacra l’égalité de tous les citoyens. S’il n’attira pas l’attention comme le « miracle égyptien » des années 1970, notre développement se poursuivit et assura de meilleures conditions de vie à la population. Le rattachement du Koweit fut l’occasion de tensions avec la Grande-Bretagne, mais elles finirent bien par retomber. Le fanatisme religieux resta toujours un phénomène marginal.

Le Moyen-Orient est aujourd’hui l’une des régions les plus stables du monde. Il le doit à la coopération poussée entre de grands Etats peu enclins à s’affronter trop durement pour des questions frontalières insignifiantes, à des constitutions stables et acceptées par tous, à l'émergence de nouvelles élites permise par les réformes agraires, et peut-être à un bon usage de son pétrole.

Il le doit surtout, je ne peux m'empêcher de le croire, à la volonté de Dieu.

Intéressant.
Choix audacieux que de faire une utopie arabe moderne.
C'est dans le même univers que "Les deux Joseph"?
Quid des juifs dans cet univers?

Thomas a écrit:Intéressant.
Choix audacieux que de faire une utopie arabe moderne.
C'est dans le même univers que "Les deux Joseph"?
Quid des juifs dans cet univers?

Au départ j'ai conçu ça complètement indépendamment, mais je me suis dit que les deux récits s'accorderaient bien dans un même univers, oui!

Pour les Juifs, sans déclaration Balfour et avec un pouvoir arabe tenant fermement Jérusalem, on peut penser que les implantations sionistes ont été nombreuses mais n'ont jamais réussi à obtenir une autonomie politique réelle. Les descendants de colons ont dû se résigner à se voir comme l'une des nombreuses minorités religieuses de la République Arabe.

Demetrios,

J'aime bien ton texte

Par contre, moi le thème ne m'inspire pas beaucoup

Mais je me creuse encore les méninges !

Donc, le POD est une Grande Guerre avortée après l'échec de l'offensive allemande. C'est toute la carte du monde qui est chamboulée.

Dans le règne de Napoléon IV, j'avais imaginé un royaume arabe syrien gouverné par les Hachémites.

Merci beaucoup pour vos réponses!

Collectionneur a écrit:Donc, le POD est une Grande Guerre avortée après l'échec de l'offensive allemande. C'est toute la carte du monde qui est chamboulée.

Oui, c'est bien ça...Je pense qu'il y a moyen de dessiner un univers plus détaillé.

Je n'ai pas de PoD exact pour l'instant. Peut-être un changement imperceptible mais loin en amont dans la doctrine militaire française...

Pour la double monarchie turco-arabe, c'était sans doute ce vers quoi l'Empire ottoman s'acheminait. Pour les Jeunes Turcs, les millions de sujets arabes étaient des compatriotes encombrants pour un projet pantouranien...

Dans le règne de Napoléon IV, j'avais imaginé un royaume arabe syrien gouverné par les Hachémites.

Intéressant! M'est d'avis que la région y aurait gagné...

Et ça n'est pas forcément utopique. Napoléon III s'étant bien contenté d'un gouverneur chrétien pour le Liban en 1860 lors de la première intervention humanitaire de l'histoire.

Je l'ai retrouvé.

La nouvelle question d’Orient, un carnage en préparation.

Hiver 1915-1916 : Les Britanniques préparaient activement l’assaut contre Constantinople mais ne voulaient pas s’engager seuls dans cet assaut audacieux. Si les Français furent faciles à convaincre, les Italiens durent recevoir de solides garanties d’annexions pour accepter de participer à l’aventure. Quant aux Russes, ont leur réitéra la promesse de leur offrir la possession des détroits après la victoire pour qu’ils donnent leur accord pour déclencher une offensive de diversion dans le Caucase.

En effet, à la surprise générale, un général Turc inconnu avait infligé une sévère claque aux Russes toujours victorieux jusque là pourtant. Mieux, il avait contrevenu aux ordres d’Enver en offrant un blanc seing aux Arméniens pour qu’ils puissent rejoindre les zones sous contrôle russe. Enver l’aurait bien fait exécuter mais cet officier avait acquis une telle popularité que cela était devenu impossible.

Il faut seulement relégué à un commandement secondaire près de la Capitale. Certes prestigieux mais loin de l’action et de la gloire.

Cet homme s’appelle Mustafa Kemal.


Le général Kemal au milieu de ses hommes sur le front du Caucase.

Pendant ce temps, Noureddine Al-Caïd, colonel dans les services de renseignement impériaux, avaient rejoint la ville sainte de l’Islam et s’entretenait avec le Chérif Hussein. Al-Caïd était porteur d’une lettre de l’Empereur qu’il traduisit en Arabe au Chérif. L’Empereur promettait l’indépendance des Arabes de l’Empire turc en échange d’un soutien militaire contre les Ottomans. Napoléon IV insistait en revanche pour que le « Roi des Arabes » Hussein reconnaisse la liberté de croyance pour les Chrétiens et les Juifs de son futur royaume.


Le Chérif de La Mecque, Hussein. Il appartien à la dynastie des Hachémite, qui descend du prophète.

Hussein accepta rapidement cette offre inespérée et accepta de se soulever contre les Turcs.

A Londres, même si on était heureux que le sang des guerriers du Hedjaz coule pour que le sang britannique soit économisé, on était inquiet de la « folle promesse » de Napoléon IV au gardien de la ville sainte.

Londres demanda à Napoléon IV des explications et des garanties quant à ses propres intérêts dans la région.

En effet, les Anglais lorgnaient sur le pétrole mésopotamien.

Delcassé se rendit à Londres pour négocier et signa avec le Ministre britannique des affaires étrangères, Lord Grey, les accords Grey-Delcassé. La Mésopotamie deviendrait un protectorat britannique qui serait donné à un fils d’Hussein tandis que le royaume d’Hussein serait limité à une annexion de la Grande Syrie au Hedjaz. Néanmoins, Londres réclama des discussions supplémentaires quant au sort de la Palestine vu qu’elle ne voulait pas que ce royaume sur lequel la France aurait une influence prépondérante, ne devienne trop puissant et que, surtout, il ne donne de mauvais exemples à ses colonisés, à commencer ses protectorats d’Oman et du Golfe arabo-persique.


Lord Grey

D’ailleurs, les Arabes n’étaient pas les seuls habitants de la Palestine, ce qui servit de prétexte à Londres pour sa réserve quant au statut de la région.

A Berlin, bien évidemment, on ignorait encore les plans alliés. Certes, on était heureux du grand succès de Kemal mais l’OKH savait que la décision viendrait d’un succès allemand. Falkenhayn, jaloux de la popularité d’Hindenburg et de Ludendorff, le duo qui commandait à l’est, décida de lancer sa grande attaque à l’ouest, contre la France.

Conscient qu’il ne pourra détruire l’Armée française par une habile manœuvre comme Von Moltke l’ancien le fit à Sedan, il décida de contraindre l’Armée française à s’user en attaquant un objectif qu’elle ne pourra abandonner à l’Armée allemande.

Sa cible ? Verdun...

Ailleurs dans le Monde

En Chine, la guerre s’était elle aussi enlisée, non du fait de la puissance de feu de l’Armée chinoise, mais de ses effectifs largement supérieurs à ceux que peuvent lui opposer les Japonais, qui doivent en plus en utiliser une partie tout simplement pour occuper les territoires conquis. De plus, le détenteur du Mandat céleste, l’Empereur Zhixuxian, qui a facilement maté la révolte tibétaine, et dont l’aura a spectaculairement grandi suite à sa « grande victoire » en Mongolie, peut compter sur la population han qui lui est entièrement dévouée, d’autant que les Japonais ne sont pas avares d’exactions dans les territoires chinois qu’ils occupent.

En Arabie, en dépit du fait que les Alliés n’avaient pas déclenché comme convenu leur offensive contre Constantinople, du fait de la défaite française à Verdun, le Chérif Hussein s’était proclamé « Roi des Arabes » et avait commencé à attaquer les garnisons ottomanes du Hedjaz.


Drapeau du "Royaume des Arabes"

Les commandants alliés en Égypte, dont les forces ont été en partie renforcé par des contingents libérés par la fin des combats en Afrique noire, décident d’attaquer les Armées ottomanes solidement retranchées autour de Gaza et d’Aqaba mais qui sont ébranlées moralement par la soulèvement général du Hedjaz et l’hostilité soudaine des populations arabes à leur égard.

D’autant que Noureddine Al-Caïd, représentant officiel de la France et des Alliés auprès du Roi Hussein, conseilla au protecteur des Lieux saints de l’Islam de renoncer à détruire la garnison turque de Médine et de plutôt lancer ses redoutables cavaliers sur les arrières des forces ottomanes bouclant l’entrée de la Palestine, et notamment de celle de la garnison d’Aqaba.


Artillerie ottomane

Attaqués des deux côtés, les Turcs furent défaits et chassés de Palestine. Seul l’envoi de renforts depuis les détroits entourant Constantinople, la Mésopotamie (où les Britanniques en profitèrent pour reprendre Bassorah et reprendre leur marche sur Bagdad) et le Caucase (l’Armée russe ayant retirée d’importantes troupes de ce front pour tenter d’arrêter l’Armée allemande) permirent aux Ottomans de ne pas perdre Damas et le Liban et de reconstituer un Front.


Des soldats d'Hussein.

Napoléon IV eut, dit-on, les larmes aux yeux lorsqu’on lui apprit l’entrée de son armée dans Jérusalem.

Les Britanniques, eux, ont assisté avec mécontentement à l’entrée de l’Armée arabe d’Hussein dans ce qui est la Ville sainte des 3 grandes religions du Livre. Pis pour eux, Hussein s’est installé en personne dans l’ancienne résidence du gouverneur ottoman.

Londres, qui voulait un statut spécial pour la Palestine, est furieuse d’être mise devant le fait accompli. Que les guerriers du désert meurent pour économiser le sang anglais, très bien, mais qu’ils proclament leur liberté, non !

Mais les Britanniques ne peut rien faire, car s’opposer à la démarche d’Hussein serait se retrouver cette fois et contre et non aux côtés de ces redoutables raideurs ! Pire, les Turcs pourraient en profiter pour redresser leur situation !


Prisonniers de guerre ottomans

D’autant qu’Hussein est non seulement soutenu par la population arabo-musulmane mais aussi par les Chrétiens (pensons notamment aux survivants arméniens qui voient là la fin de leur martyr), à qui il a offert la liberté de croyance, tandis que la population juive, n’est ni pour ni contre Hussein, voyant simplement là un nouveau maître peut être moins rude que les Turcs car allié de Londres et Versailles.

Cependant, Londres a le sentiment, infondé, d’avoir été dupée par la France. Si l’on était pas dans une guerre totale contre l’Allemagne, peut-être qu’une crise aurait pu avoir lieu !