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Les trois abeilles

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Message par DemetriosPoliorcète Dim 7 Avr - 20:17

Les trois abeilles

Les trois abeilles 2560px-Bandiera_Elba.svg
Drapeau de la principauté d'Elbe


L’homme était arrivé par un soir de pluie, avait laborieusement débarqué sur l’île et s’était présenté aux soldats du général Cambronne, demandant rien moins qu’une entrevue qu’avec le maître des lieux. On savait qu’il s’appelait Adamantios Koraïs, qu’il était grec et qu’il parlait un français impeccable.

Etait-ce pour tromper son ennui ? Toujours est-il que l’Empereur accepta de le recevoir en tête à tête le lendemain.  Koraïs commença à lui rappeler l’immense admiration qu’avaient pour lui les Grecs, et que sa gloire demeurait immortelle. Il fut sèchement interrompu

« Tout cela est plaisant à s’entendre dire, mais vous n’avez pas certainement pris la mer pour me faire part de votre admiration ? Je sais que j’ai encore des amis en Europe, mais tout de même…

-Non votre majesté, en effet. Je suis venu vous faire une proposition au nom de la société que je représente, et au-delà, au nom de tout un peuple, le mien.

-Prétendriez-vous être un roi des Grecs ? répondit-il en souriant.

-La Grèce n’a pour l’instant pas le loisir de se donner un roi, majesté. Elle doit se débarrasser d’un tyran, et de son Pacha. Et pour cela elle a besoin d’un général. Et je ne suis pas général ».

Le souverain commençait à comprendre. Il avait perdu son sourire et s’était penché en avant. Il ne perdrait plus aucun mot.

« Un général n’est pas un général sans armée. Un armée n’est pas une armée sans Etat.

-Des milliers de Grecs n’attendent que de prendre les armes. Des millions n’attendent que de contribuer à construire un Etat. La société que je représente a le soutien d’armateurs et d’ecclésiastiques. Des gens riches… Les armes ne manqueront pas, pas plus que les volontaires. Dans les montagnes, les klephtes se battent déjà, depuis des générations, contre l’étranger… ».

L’Empereur, lourdement appuyé sur le bureau, s’était levé. « Vous voudriez que je sois donc le roi d’une jacquerie ? Pourquoi accepterais-je ? » Koraïs garda son calme.

« Le général d’une nation fière et ancienne. Vous avez un jour chassé le Turc du berceau du monde. Refuserez-vous d’en libérer maintenant celui de l’Europe ? Celui de la liberté et de la philosophie ? Une gloire immense se propose à vous ».

Napoléon resta figé plusieurs instants. Le ton de ce grec semblait trop jacobin à son goût. Mais il ne pouvait rester insensible à la dernière phrase. La gloire…

« Merci pour cet entretien Koraïs. Je réfléchirai à votre proposition. Ne regagnez pas votre auberge, je vous ferai aménager une villa. Ensuite…nous verrons.

L’Empereur déchu demanda à rester seul. Il voulait réfléchir, mais en réalité sa décision était déjà prise. Comment pourrait-il refuser une gloire nouvelle ? N’était-ce pas une insulte à sa propre histoire que d’accepter de rester sur l’île d’Elbe, ce rocher ridicule dont les habitants étaient réfractaires à toutes ses réformes ? Il avait développé l’irrigation, reboisé l’île, signé des traités de commerce… Mais tout cela ne suffisait plus à tromper son ennui. Pas plus que les bals qu’organisait sa sœur Pauline, ridicules pour qui avait régné sur Paris et avait fait plier toutes les cours d’Europe.

Il convoquerait de nouveau ce Koraïs. Il lui demanderait des détails sur les moyens dont il disposait. Il lirait sur la Grèce, organiserait son départ. Il avait 1600 hommes avec lui, mais ne pourrait en emporter qu’une petite partie avec lui dans un premier temps. Et, surtout, il ferait dicter une déclaration à toute l’Europe pour informer de son départ. Une fois les peuples au courant, quel roi oserait se mettre du côté du Turc. Le Bourbon serait mort de rage.

L’Empereur ne savait que penser de ces Grecs, mais il trouverait bien des soldats parmi eux. Mais les meilleurs éléments seraient ses grognards, qui accourreraient par milliers. Il n’en avait aucun doute. La campagne serait grandiose, la gloire immortelle.
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Message par Thomas Dim 7 Avr - 20:26

Ho ! Intéressant.

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Message par DemetriosPoliorcète Dim 7 Avr - 20:27

Thomas a écrit:Ho ! Intéressant.

Merci! Je signale que c'est d'Emile que je tiens l'idée.
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Message par Amon luxinferis Lun 8 Avr - 14:39

cela a du potentielle

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Message par Yodarc Lun 8 Avr - 16:34

Oh my... Je me demande ce que le concert des Nations (ou le Congrès de Vienne s'il se tient encore) va penser de ce mouvement.

Ou pour citer la parodie de M. Night Shyamalan, "What a twist!"
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Message par LFC/Emile Ollivier Lun 8 Avr - 16:41

Yodarc,

Au moins Napoléon s'éloigne de Paris, d'Iena et d'Austerlitz 😇
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Message par DemetriosPoliorcète Mar 9 Avr - 14:43

Chapitre 2

Les trois abeilles Armatolos-haag

Lors de son débarquement, en Achaïe, dans le sud de la Morée, il n’avait trouvé qu’une baie vide, et le regard dubitatif des paysans alentours. Après une journée d’attente, on avait vu accourir les soldats promis par Koraïs : quelques jeunes notables mal armés, entraînant avec eux des hommes aux allures de brigands et aux fusils rudimentaires. L’Empereur enrageait : c’était donc ça la Grèce insurgée ? Ces montagnards aux tenues ridicules étaient sa nouvelle grande armée ?

Mais rapidement, les nouvelles l’avaient rassuré : l’insurrection était réelle, au-delà de la région. L’hétairie avait répandu la nouvelle de l’arrivée prochaine de l’Empereur des Français, des milliers d’hommes en armes avaient convergé vers lui. Les Turcs semblaient désemparés, pour ne pas dire absents. Nauplie était tombée, c’était l’essentiel : avec un port important, on pourrait faire venir l’aide extérieure. La Grande armée…

Après le premier mois, les armateurs grecs avaient pu rassembler une escadre et aller chercher 1500 des soldats en garnison à Elbe. Les Anglais n’avaient pas osé l’arrêter. Dans les mois suivants, des milliers de demi-soldes, apprenant la nouvelle, avaient cherché à rejoindre la Grèce par tous les moyens possibles. Napoléon avait été déçu de ne voir aucun de ses maréchaux le rejoindre. Tous étaient désormais accrochés aux titres et aux commandements que leur avaient donné le Bourbon. Mais des officiers de rangs moindres avaient débarqué. L’un des premiers à arriver, le colonel Fabvier, s’était mis en tête de former les volontaires grecs au combat à l’européenne, avec d’étonnants résultats.

Napoléon restait méfiant à l’égard de ces orientaux indisciplinés, plus habitués au coup de main et à la fuite dans les montagnes pour échapper aux fonctionnaires du Sultan qu’à la bataille rangée. Mais il avait bien levé des bataillons de mamelouks, de syriens et de coptes lors de sa campagne en Egypte ; il n’y avait pas de raison pour que cela soit différent en Grèce. On trouvait également parmi les Grecs des officiers talentueux, comme Theodoros Kolokotronis, qui avait certes servi dans l’armée britannique, mais était un meneur d’homme et un militaire efficace, sur qui l’on pouvait compter.

Une autre aide inattendue était arrivée dans le port de Nauplie sous la forme d’une escadre napolitaine envoyée par son beau frère Joachim Murat, resté roi de Naples après sa trahison de 1814. Napoléon avait refusé les messages d’amitié et de réconciliation de son ancien maréchal et refusé toute réponse personnelles, mais accepté les armes envoyées ainsi que l’arrivé d’un bataillon de soldats que commandait un certain Gugliemo Peppe. Les frégates napolitaines renforçaient utilement la flotte mise en place par les armateurs pour tenir en respect les Turcs dans la Grèce de Îles.

La guerre était cependant bien différente de celles qu’il avait menées en Europe. Ni les moyens à sa disposition ni le terrain ne permettaient les campagnes rapides et décisives qui avaient fait sa renommée. Les troupes turques étaient de piètre qualité, peu disposées à se battre ; dès les premières semaines, Ali Pacha de Ioannina avait facilité la tâche en tergiversant et, en bon gouverneur ottoman familier de la trahison, en cherchant à entrer en contact avec les révoltés. Cela n’avait que rendu plus facile son écrasement, et le pacha n’avait échappé à la vengeznce des Grecs et au courroux du Sultan que par la fuite. Mais quand une région était tenue, il fallait encore prendre toutes les villes, éradiquer les poches de résistances turques, et réorganiser l’armée pour la campagne suivante.

Mais ce qui énervait le plus l’Empereur était le tour politique pris par les événements. A Nauplie, devant une Assemblée nationale fraichement réunie, il avait été nommé Strategos des armées grecques, avec des pouvoirs illimités concernant le domaine militaire ; il avait en retour juré de respecter les droits et libertés du peuple grec et de ne jamais se comporter en tyran. Il était même allé au-delà de ce qui lui était demandé en déclarant que ni lui ni sa descendance ne ceindraient jamais de couronne de Grèce ni n’aspireraient à exercer un pouvoir politique d’une quelconque façon. Son auditoire avait été conquis. Cela n’avait rien coûté : il n’aurait pas accepté pour lui et son fils d’autre trône que celui de France.

Il ne pouvait pourtant s’empêcher de mépriser cette assemblée qui rassemblait ce que les révolutions peuvent produire de pire : un ramassis de notables bedonnants accrochés à leurs petits intérêts, quelques brigands sans scrupules, et des intellectuels doctrinaires perdus dans des discours absurdes, qui leur étaient sans doute soufflés sur l’oreiller par quelque Germaine de Staël…

Au printemps 1817, il tenait la Morée, la Grèce centrale, l’Attique, l’Eubée et les Îles. Le Sultan était aux prises dans le même temps avec des rébellions en Serbie et dans les principautés roumaines, tandis que son gouverneur le plus efficace, Mehmet Ali d’Egypte, était occupé par la lutte contre les Wahhabites dans le Hedjaz. Mais il aurait fallu aller plus vite. Sa santé, il le voyait, déclinait. Il devait cacher de longs moments d’incapacité, par la suite de douleurs d’estomac ou de crises d’hémorroïdes. Il fatiguait plus vite qu’avant, ne pouvait plus déployer la même énergie, ni se passer d’autant de sommeil. Il fallait pourtant terminer cette campagne par une victoire décisive, libérer la Grèce, mettre l’Europe devant le fait accompli. Après cela, son blason serait lavé de toutes ses fautes et de toutes ses compromissions. Il reviendrait à Paris sans avoir à tirer un seul coup de feu. Les rois ne pourraient s’y opposer, ils devraient accepter le retour de sa dynastie, et le retour de son fils à Paris. La famille Bonaparte régnant sur une France puissante et prospère. Peut-être…
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Message par DemetriosPoliorcète Mar 9 Avr - 14:51

Yodarc a écrit:Oh my... Je me demande ce que le concert des Nations (ou le Congrès de Vienne s'il se tient encore) va penser de ce mouvement.

Ce sera le sujet du chapitre 3 Wink
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Message par DemetriosPoliorcète Mar 16 Avr - 19:51

Chapitre 3

Les trois abeilles Forceval-Congr%C3%A8s_de_Vienne_1814-815


Depuis la fin du printemps 1815 et l’arrivée de la déclaration de Napoléon concernant son départ pour la Grèce, Paris avait retrouvé une agitation et une tension qu’on pensait éteintes pour longtemps avec le retour des rois. Des groupes se formaient régulièrement pour fêter les succès réels ou imaginaires de l’ancien Empereur et affirmer son « soutien au peuple grec opprimé ». Personne à la cour n’était dupe, « tout cela sentait fortement la révolution », et le drapeau aux abeilles de la principauté d’Elbe cachait mal le tricolore. Gardes nationaux et mousquetaires devaient régulièrement disperser les attroupements, et les nobles se faisaient de nouveau discret quand, à l’inverse, ils ne redoublaient pas de mépris brutal pour les roturiers.

Mais la plèbe jacobine inquiétait bien moins Louis XVIII que les dizaines de milliers de demi-soldes sans attaches qui s’étaient répartis sur tout le territoire rêvaient à leur gloire passée. Dans chaque taverne, on s’invectivait et se mettait au défi de rejoindre l’Empereur à Nauplie, si l’on voulait montrer que l’on était un vrai grognard de la Grande armée. « Qu’on les laisse partir, et qu’on leur facilite même la tâche. Sans eux, l’usurpateur ne serait rien, mais ici, même sans l’usurpateur, ils sont beaucoup trop » avait fini par dire le roi.

Dans la bourgeoisie libérale, qui rêvait de transformer le régime en une monarchie parlementaire à l’Anglaise, on se réjouissait de la mise à mal de l’ordre européen et de la promesse d’un régime constitutionnel en Grèce, qui forcerait la noblesse à des concessions. Benjamin Constant faisait néanmoins remarquer avec ironie que Napoléon n’était utile que loin des rivages français, et pourrait se transformer en ennemi mortel s’il lui prenait l’idée de revenir.

Dès le débarquement de Morée, Metternich avait invité les représentants de la Sainte alliance à Troppau pour une conférence qui devait décider d’une réponse commune. Il était conscient que l’ordre européen qu’il venait de bâtir au Congrès de Vienne était menacé, non seulement par l’Ogre lui-même mais aussi par le mauvais exemple donné par le peuple grec, qui allait donner des idées à tous les libéraux et les nationaux d’Europe. Aussi proposa-t-il d’envisager la possibilité d’une intervention directe contre l’ « armée de mercenaires » de Morée. Mais il se heurta à la gêne de ses collègues, sinon à une franche hostilité du représentant russe qui rappela que « L’Empereur de Russie était le protecteur des chrétiens de la Porte, et non le protecteur de la Porte contre des chrétiens ». A l’inverse, il proposa une intervention directe contre Constantinople pour mettre fin au plus vite au conflit, après quoi l’on déciderait du sort du Prince d’Elbe et on se partagerait l’Empire ottoman. Le prussien, dont le pays s’était incliné à Vienne à suivre la Russie, émit néanmoins quelques réserves, arguant qu’un agrandissement de la Prusse et de la Russie déséquilibrerait l’Europe entière, sans oublier que cela amènerait l’hostilité franche de la Grande-Bretagne. Talleyrand prêcha la modération : il était préférable de maintenir l’intégrité de l’Empire ottoman, mais les opinions européennes éprouvaient une sympathie légitime pour le soulèvement d’un peuple chrétien. Il valait mieux se contenter pour l’instant de proposer à la Porte de conserver sa suzeraineté nominale sur une Grèce qui serait en réalité placée sous tutelle des puissances du congrès ; pour le reste, on attendrait de voir la suite des événements.

Les puissances se rallièrent à la position de Talleyrand, mais la réponse outrée de Constantinople dans les jours suivants était déjà sans objet : les nouvelles des persécutions encourues par les Grecs de Constantinople et de l’exécution de plusieurs dignitaires religieux orthodoxes en représailles à l’insurrection s’étaient répandues et rendaient impossible pour les souverains une action qui paraîtrait favorable aux Turcs.

De jour en jour, le philhellénisme avait progressé en Europe. Partout où la presse libre existait, on trouvait des journaux pour célébrer les actions des Grecs et de leur nouveau général. Même la presse britannique eut des élans d’enthousiasme, même si l’on s’inquiétait toujours des actions imprévisibles de Boney. Si des déclarations écrites de la main de Napoléon ou votées par l’assemblée de Nauplie arrivaient parfois dans les capitales européennes, il semblait que le centre de la propagande en faveur de la Grèce était Naples, et que Joachim Ier n’hésitait pas à défier son protecteur autrichien en mettant ses presses et son réseau diplomatique au service de l’entreprise de son beau-frère.

Les opinions politisées ne cessèrent pas de s’agiter au sujet de la dernière campagne napoléonienne. Mais pour le commun, d’autres préoccupations mobilisèrent les esprits : 1816 était l’ « année sans été », et l’on s’inquiéta vite de la faim…
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Message par DemetriosPoliorcète Ven 26 Avr - 12:48

Chapitre 4


Les trois abeilles Grognard1813

Plus il s’impatientait, plus les circonstances semblaient s’unir pour le retarder toujours davantage. Les récoltes désastreuses n’avaient pas aidé à unir et organiser la Grèce en vue de la libération d’autres territoires. Mais c’était surtout la situation politique qui était désespérante : les diverses factions à l’assemblée de Nauplie, représentant peu ou prou les diverses régions grecques et leurs intérêts propres, ne cessaient de se quereller et de chercher à rallier à elles les différents chefs militaires. Pour mettre fin à ce chaos confus, il avait encouragé Kolokotronis à mener un coup d’Etat ; l’assemblée avait été dispersée et le général s’était proclamé dictateur. Mais cela n’avait fait qu’empirer la situation : la Grèce des îles et des armateurs avait fait sécession et proclamé son propre gouvernement. Les « rebelles » avaient même mis en place leur propre force de volontaires étrangers, dirigée par l’amiral anglais Cochrane, un vieil adversaire de la France…

Au printemps 1817, il avait lancé, de son propre chef, une expédition militaire contre la Thessalie avec les volontaires étrangers et le corps grec régulier de Fabvier. La région, déjà en partie aux mains des klephtes avait été conquise avec une facilité déconcertante, les dernières troupes ottomanes avaient été balayées. Le succès avait permis, pour un temps, d’éteindre les querelles et de réunifier la résistance grecque. Les choses sérieuses allaient pouvoir commencer, on allait pouvoir mener une campagne d’envergure contre la Porte. C’est là que la nouvelle arriva.

En juin et juillet, les alliés s’étaient lassés d’être spectateurs et les Russes avaient occupé les principautés danubiennes, les Autrichiens la Serbie, pour y geler les conflits et faire pression sur le Sultan. Celui-ci, acculé, avait accepté le principe d’une indépendance grecque, dont les contours avaient déjà été tracées lors des discussions entre les diplomates européens.

Le 10 juillet, Napoléon prit connaissance des termes de l’accord : la Grèce ne comprenait en fait que les régions effectivement libérées ; elle était outre invitée à se choisir un monarque constitutionnel parmi les grandes puissances. Metternich et Castlereagh l’avaient battu à nouveau, sans même avoir à l’affronter : son ultime campagne s’achevait sur une ridicule modification des frontières balkaniques, et la création d’une principauté grecque qui serait dans les mains des puissances ? C’était une humiliation qu’il n’accepterait pas.

Immédiatement, il fit rédiger une déclaration, qui fut imprimée et diffusée en Grèce, sans même consulter l’assemblée.

Citoyens de Grèce !

Les monarques d’Europe quoi se prétendaient vos amis viennent de montrer leur vrai visage et de trahir votre révolution.

Alors que vous avez chassé le Turc par les armes, et que des millions de vos compatriotes attendent encore leur libération, ils veulent maintenant vous forcer à cesser la guerre […].

Ce n’est pas l’indépendance, mais le passage du joug du Turc à celui de l’Anglais et de l’Autrichien. Le pays qu’on propose de vous donner aura des frontières trop étroites pour être autre chose qu’une colonie dont ils disposeront à leur guise. […]

Grecs ! Je suis venu parmi vous comme votre ami pour apporter mon aide à votre libération. C’est en tant qu’ami que je vous conjure aujourd’hui de refuser l’accord de paix et de poursuivre la lutte, jusqu’à la libération de tous vos frères. »


Recevant la proclamation de Napoléon, accompagnée d’un texte comparable de la main de Kolokotronis, quelques jours après l’accord de paix des puissances. Le débat fut plus long que ce à quoi on aurait pu s’attendre : un parti anglais et un parti russe étaient apparus parmi les députés grecs, et appuyaient l’acceptation de la proposition de paix. Mais l’euphorie patriotique qui avait suivie les victoires militaires, couplée à la peur que Bonaparte et Kolokotronis ne retournent leur armée contre le pouvoir civil, aboutirent au rejet des frontières proposées par les puissances. Mais Napoléon s’était mis en marche vers le nord avant même de connaître la position de l’assemblée.

Le 20 juillet, l’ancien empereur put enfin mener une grande bataille rangée aux environs de Katerini. L’armée que le Sultan avait réussi à rassembler après le gel des fronts serbe et danubien s’avéra désorganisée et médiocre en dépit de sa supériorité numérique. Aux yeux de l’Empereur, c’était la route de Constantinople qui était ouverte. Malgré la fatigue, malgré la maladie qui occupait de plus en plus son esprit et en altérait parfois le fonctionnement, Napoléon était de nouveau euphorique. Constantinople…la capitale impériale, après Paris et Rome… Il n’aurait jamais accepté pour lui ou pour son fils une couronne européenne autre que celle d’Empereur des Français. Mais à Constantinople, c’était différent, c’était l’héritage de l’Empire romain… Si la France voulait se contenter du Bourbon, pourquoi ne pas chercher une gloire nouvelle, un nouvel empire… Son esprit divaguait, se perdait sous l’effet de la chaleur et de ses douleurs stomachales, alors qu’avançait son armée. Les milliers de volontaires européens, les recrues grecques, les Napolitains du général Peppe. L’armée qui allait bâtir la nouvelle Rome.

Mais avant Constantinople se trouvait Salonique, la plus grande ville grecque. Les tentatives d’insurrection avaient amené à une répression brutale et à l’incendie d’une partie des quartiers juif et grec, mais les Turcs avaient pu fortifier une partie de la ville et s’y enfermer. Il fallut un mois pour prendre la ville, l’assaut final ayant été facilité par l’héroïque sacrifice de Louis-Pierre Louvel, un volontaire français. Cette fois, le plan proposé par les puissances était définitivement caduque ; les Grecs n’accepteraient jamais de renoncer à Salonique et à la Macédoine. La victoire était proche.

Ce fut à la fin du mois d’août que l’événement le plus redouté arriva : l’armée russe avait relancé les hostilités et était entrée en Bulgarie, ne rencontrant pratiquement pas de résistance. Andrinople était tombée, et il était certain que les Russes seraient à Constantinople les premiers. Alexandre avait volé son triomphe.

Napoléon ne s’avoua pas vaincu. Pourquoi l’occupation de Constantinople par les Russes devrait-elle être différente de celle par les Turcs aux yeux des Grecs ? On pouvait marcher vers le nord et confronter les Russes, en les affrontant si nécessaire. Avec des chances heureuses, on pouvait espérer une victoire et la prise de ville, il unifierait l’ensemble des Grecs et pourrait ainsi négocier avec les puissances.

Mais le conseil de guerre qu’il réunit alors mit fin à ses espoirs : si Cambronne lui déclara qu’il le suivrait jusqu’à la mort et que la plupart des volontaires français le ferait, Peppe dut annoncer qu’il se battrait personnellement mais qu’il ne pouvait engager ses troupes napolitaines, son roi n’étant pas en guerre contre la Russie. Kolokotronis, enfin, considérait que, s’il était outragé par les agissements des Russes, ses soldats n’accepteraient pas de se battre contre des orthodoxes comme ils le faisaient contre des Musulmans. Constantinople devrait attendre avant de revenir dans les mains des Grecs. L’affrontement avec les Russes n’aurait pas lieu.
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