[CT03] En un bienheureux non lieu

par Eumène de Cardie Mar 23 Juin - 11:12

Thomas remonte la grand rue située au coeur de la ville. Elle forme comme le cardo d’une ancienne ville romaine : large, elle est bordée de maisons toutes de taille égale et séparées par de larges allées, selon un plan hippodamien.

Sa promenade matinale à un but aujourd’hui : il n’entends pas rentrer directement dans son bureau mais bien se rendre chez un ami, Platon. Il souhaite discuter avec lui de quelques détails au sujet de l’organisation de la cité.

Cependant son esprit s’est perdu dans d’autres souvenirs, plus anciens. Il se remémore sa vie d’avant la dernière grande aventure de son existence. Comment, chancelier du Royaume d’Angleterre, il a cru perdre la vie sous la vindicte royale parce qu’il refusait d’abandonner ses principes. Heureusement la mort inopinée de Catherine d’Aragon, emportée par une méchante pneumonie hivernale, a évité le conflit, même si le roi lui en a gardé une certaine défiance.

Mais du point de vue de Thomas l’important est que l’Angleterre n’ait pas rompu avec Rome malgré le refus du Saint Siège d’autoriser l’annulation du mariage d’Henry et Catherine. Tout aussi important, le fait que Catherine soit morte de maladie fait que l’Espagne n’est pas devenue hostile au Royaume

C’est à partir de ce moment là qu’il a su qu’il devait quitter ses fonctions. Il tiendra encore une bonne année avant de remettre sa démission à Henry VIII, temps nécessaire à la mise sur pied de son prochain projet.

Même la vindicte d’Henry, qui mets des bâtons dans les roues du projet, ne saurait empêcher Thomas de partir en quête de l’île décrite par Raphaël Hythlodée, et c’est ainsi que le vieil homme, car il a déjà 57 ans, investit toute sa fortune dans son rêve.

Trois navires sont acquis, de solides caraques, les équipements nécessaires à l’établissement d’une nouvelle colonie sont acquis, des volontaires trouvés parmis les paysans appauvris par les enclosures et attirés par l’idée de fonder une nouvelle vie sur des terres vierges où chacun sera égal.

Alors que ces souvenirs défilent dans l’esprit de Thomas il poursuit sa route. Sous ses pieds les larges dalles de pierre sont propres : non seulement un réseau d'égouts a-t-il été creusé sous les rues et les allées, mais en outre des sacs tendus sous le train des ânes, mulets et autres chevaux de la colonie permettent de récupérer leur manure avant qu’elle ne souille le sol.

Les maisons elles même sont de bonne facture, toutes de même dimensions mais organisées de manière bien différente selon le goût de chacun. Si à l’arrivée ce ne furent que des cabanes de bois, rapidement le travail collectif a-t-il permis d’ériger de solides bâtisses de pierre et de brique bien plus à même de faire face aux éléments. Certains ont doté leur demeure de jardins clos, d’autres ont privilégié l’espace intérieur et construit des étages dotés de larges terrasses.

Il est vrai que parmi les nombreux préparatifs de Thomas figurait l’acquisition d’une précieuse édition du De Architectura de Vitruve, dans son édition latine de 1486, plan de la colonie parfaite bien utile pour qui veut créer la ville idéale !

L’heure matinale de la promenade ne rends pas le soleil moins ardent et Thomas apprécie à leur juste valeur les colonnades de briques qui courent le long des façades principales des demeures et offrent ainsi une ombre précieuse aux voyageurs. Il n’a jamais visité l’Italie, un de ses regrets, mais s’est rendu en Espagne : c’est de là qu’il a rapporté ce concept aujourd’hui si utile.

La maison de Socrate est au coeur de la ville, sur le pourtour des terre-pleins qui entourent les fortifications de la citadelle. Car si la ville est fortifiée, elle dispose en outre en son centre d’une puissante citadelle, dernier rempart des habitants si les natifs devaient parvenir à franchir les fortifications.

Car si Thomas est pacifiste il a aussi lu l’Epitoma Rei Militaris de Végèce ainsi que, bien sur, la philosophie politique de Niccolò di Bernardo dei Machiavelli : ses colons et lui ont d’abord établi chez les sauvages une saine crainte de leurs arquebuses avant de commencer à s’installer sur l’ensemble de l’île, la ville étant le coeur de cet établissement.

Parfois Thomas se demande ce qui lui serait arrivé si Catherine n’était pas morte. Le roi aurait sans doute poursuivi ses plans, et lui son opposition. Connaissant Henry VIII et son caractère loin d’être tempéré il fait peu de doute qu’un emprisonnement, ou pire, aurait suivi une résistance aux plans du monarque…

Mais qu’est-ce que cela aurait voulu dire pour la suite du développement de l’Angleterre ? La rupture avec Rome aurait-elle été définitive ? Et quelles relations avec l’Espagne ? Déjà que nombre de marins anglais poursuivent régulièrement les navires de Charles V et déprivent le souverain espagnol de son or américain… Une guerre avec l’Espagne ? Est-ce que l’Angleterre aurait les moyens d’affronter l’Empire sur lequel le soleil ne se couche jamais ? Après tout l’Espagne c’est aussi l’Autriche, une large part de l’Italie, et le Saint Empire Germanique, sans même parler des colonies…

Enfin Thomas arrive devant la porte de son ami Platon. Il soulève le lourd marteau et le laisse retomber deux fois avant de reculer d’un pas. Déjà un serviteur fait pivoter le lourd vantail et laissent apercevoir le hall d’entrée.

Thomas franchit le pas de la porte…

--

Dans une soupente d’un quartier mal famé de Londres Sir Thomas More rend l’âme. Depuis trois jour l’homme était dans un coma, veillé par un vieux serviteur resté fidèle à son maître. Ruiné suite à la saisie à la dernière minute des équipements préparés en vue de son départ pour l’Amérique, l’homme ne s’était jamais remis de sa chute du pouvoir. En quelques semaines à peine il avait périclité jusqu’à tomber inconscient. Peu seraient présents à son enterrement, même si un ami allait payer pour son tombeau. Cependant tous ceux qui virent son cadavre avant ses funérailles furent unanimes : son visage semblait, dans ses derniers instants, reposé, serein, heureux. Comme si dans le non lieu de son coma il avait été heureux une dernière fois, au coeur d’une utopie/

par Eumène de Cardie Mar 23 Juin - 11:13

Pour ceux qui l'ignorent le mot "utopie" est formé à partir du grec ou-topos, qui signifie en aucun lieu ou bien lieu du bonheur (du grec eu : « bien, heureusement » et topos : « lieu, endroit ») Wink

par **Thomas** Mar 23 Juin - 11:24

Thomas remonte la grand rue située au coeur de la ville.

Mais?

Sir Thomas More

Ah zut. Le monde ne tourne pas autour de moi ^^

Bien joué pour cette chute en out cas.

par Eumène de Cardie Mar 23 Juin - 11:55

Ahah il est plus d'un Thomas dans le monde, navré Wink

Et oui j'ai essayé de jouer sur plusieurs niveaux de réalité dans ce texte : une uchronie (mort de Catherine d'Aragon), un DBWI (More se demandant ce qui se serait produit si Catherine n'était pas décédée), le monde du coma : 3 niveaux de création pour ce court texte qui reste très proche du POD et n'explicite pas les conséquences du POD (Henry VIII reste catholique, donc l'Angleterre n'entre pas dans le protestantisme, donc Elisabeth Iere est elle aussi catholique... => pas d'anglicanisme, et une colonisation des USA beaucoup plus catholique : les Protestants doivent trouver leurs propres terres hors Quebec et 13 colonies... et n'auront jamais la main mise sur le continent qu'on leur connaît, avec des conséquences sur le développement du capitalisme américain mais aussi des conséquences démographiques potentielles (les 13 colonies avec une démographie à la québécoise ? )

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