[CTC27] Réunification

Journal tenu par un étudiant de l’Institut National des Langues et Cultures Orientales

21 avril 1989

Je suis enfin arrivé à Shanghai. A force de vivre à Kwan Tchéou Wang, on se sent à l’étroit. Shanghai, c’est autre chose : la ville est pleinement autonome par rapport à l’autorité provisoire de Nakin depuis les années 50, et on y croise le monde entier qui vient y faire des affaires, y faire de l’art ou simplement montrer sa richesse, ou les trois à la fois.

On dirait qu’il n’y a jamais eu de guerre ou d’occupation ici : la bourgeoisie shanghaienne a accepté les soldats japonais comme elle avait accepté ceux de Tchang Kaï-Tchek, une fatalité dont il faut s’accommoder, tant que les communistes sont maintenus au loin. On voit d’ailleurs de moins en moins de Japonais dans les rues, ils se font discrets.

On parle beaucoup des déclarations des représentants de Tokyo sur le désengagement de Chine. A Nankin, on doit frissonner en les lisant. Ici, à Shanghai, c’est différent : on s’accommodera, on s’accommode à tout, tant que l’on sauve son argent.

Tianjin, 13 mai 1989

Je suis finalement resté plusieurs jours ici avant de partir pour Pékin. Je découvre une ville inquiète, nerveuse. La richesse, l’industrie, l’ouverture sur l’étranger sont présents ici aussi, mais on se sent beaucoup moins coupés du reste de la Chine qu’à Shanghai.

Autour de chaque entreprise à capitaux nippons, des conscrits de l’archipel montent la garde, sans exprimer aucune émotion. Dans le reste de la ville, on croise des soldats et des miliciens de l’autorité provisoire de Pékin, qui semblent se méfier de tout et de tout le monde. Je me suis fait fouiller trois fois en deux jours.

L’ambiance a toujours été marquée par l’autoritarisme ici ; tout pouvoir sans légitimité n’a que la violence et la paranoïa pour se protéger. Mais ces derniers jours, les promesses de réformes qui ont été faites par l’autorité provisoire de Guangdong, et l’absence de réaction de Tokyo à leur sujet, ont fait monter l’inquiétude d’encore un cran. Des militants de la Guominjun et du PCC auraient commencé à diffuser des tracts autour de l’université de Pékin et dans les quartiers ouvriers.

Pour l’instant, le calme domine, mais cela pourrait bien être un calme avant la tempête.

Pékin, 26 mai 1989

Cette fois, les étudiants ne se cachent plus. On croise de plus en plus de rassemblements où l’on entend parler d’élections libres, et même de réunification des différentes Chine. Les miliciens les dispersent mais ils se reforment immédiatement ensuite.
Beaucoup de gens parlent de désertions dans les forces armées de l’autorité provisoire. Je ne sais quelle est l’ampleur du phénomène, mais il ne m’étonne pas.

Pour l’instant, aucune démonstration de force des troupes japonaises. Certains chinois rêvent de les chasser les armes à la main. D’autres craignent une attaque nucléaire sur la ville en cas de chute de l’autorité provisoire, mais cela tient du fantasme.

Pékin, 3 juin 1989

Les événements ont pris une ampleur que je n’aurais pas imaginée. Aux étudiants des premières protestations se sont ajoutés des dizaines de milliers de Pékinois, des ouvriers des périphéries et même des habitants des campagnes venus par leurs propres moyens. Tous les transports ont été suspendus par le gouvernement, mais trop tard.

Cela fait plusieurs jours que la place Tian’anmen est noire de monde. Les demandes de réformes démocratiques et le cérémonial de remise des doléances n’ayant, on pouvait s’en douter, rien donné, tout le monde semble décidé à mettre fin, purement et simplement à l’autorité provisoire.

Pékin, 4 juin 1989

Les caméras du monde entier sont braqués sur Pékin et, dans la nuée des rumeurs, des informations contradictoires et des slogans omniprésents, je suis pratiquement moins bien informé que mes camarades restés à Paris sur les événements dont, pourtant, je suis le témoin direct.

Durant la nuit, les défections de soldats se sont transformés en une mutinerie générale ; les dirigeants de l’autorité provisoire ont dû être évacués par hélicoptère où se dissimuler dans des vêtements civils pour rejoindre les représentations japonaise ou philippine.

Le pouvoir est maintenant mal défini, des conseils de soldats et d’étudiants se sont formés partout. La Guominjun et le PCC semblent les seules forces suffisamment organisées pour canaliser toute cette énergie. On voit le drapeau rouge des communistes flotter à côté de celui des nationalistes sur tous les bâtiments officiels.

Pékin, 19 juin 1989

Cette fois, c’est confirmé : l’autorité provisoire en Chine centrale a rendu sa démission et laissé la place à un nouveau gouvernement. Apparemment, les choses se sont faites de façon plus ordonnées qu’ici.

Tokyo, empêtré dans ses problèmes intérieurs, a décidé pour de bon de lâcher l’affaire. Reste à savoir ce que ferons toutes les cliques « nationalistes » de l’intérieur du pays, qui se satisfaisaient très bien du conflit gelé pour maintenir leur pouvoir féodal.
J’ai peu de temps pour compléter ce journal, car j’écris frénétiquement mes articles. Je suis apparemment au bon endroit au bon moment.

Chongqing, 3 juin 1993

C’est une joie et une fierté d’être de retour en Chine pour couvrir de tels événements historiques. Le long processus commencé il y a quatre ans devrait symboliquement aboutir demain, dans cette ville choisie pour avoir été la capitale du Front Uni après l’invasion japonaise.
Ici, la Guominjun a pris le pouvoir par la force dès la fin juin 1989, en chassant les anciens seigneurs de guerre. Ailleurs, les cliques ont eu la présence d’esprit d’engager un processus de réformes immédiat, pour au moins sauver la tête de leurs membres, et apparaître comme des acteurs de la réunification et non comme les tyrans que, de fait, ils étaient.

L’Assemblée nationale (je ne peux qu’être touché par une référence aussi explicite à la Révolution française) est un organe provisoire, constitué d’un ensemble de délégués des différents pouvoirs mis en place dans les territoires chinois depuis 1989, élus à divers titres et à divers moments. On y trouve d’anciens seigneurs de guerre et des représentants de la bourgeoisie des grandes villes côtières, la Guominjun et le PCC restant les deux forces les plus représentées. Les étiquettes partisanes ne recoupent d’ailleurs pas les positionnements sur la politique à suivre, sur les questions intérieures comme vis-à-vis des questions du Mandchoukouo, de Formose ou de la République Populaire d’Ouïghouristan. Ces enjeux seront au coeur des prochaines élections nationales, dont les modalités devraient être fixées dans les prochains jours. Mais, malgré toutes ces divisions, l’Assemblée fera ce pourquoi elle est explicitement convoquée ici : proclamer la réunification du pays. La date sera bien sûr symbolique, mais c'est un symbole que des centaines de millions de Chinois attendent depuis cinquante ans. Demain, la Chine sera à nouveau considérée comme une nation maitresse de son destin.

LFC/Emile Ollivier a écrit:Cet excellent récit est-il rattaché à l'univers de "Chanson triste pour une victoire" ?

Merci, et oui en effet, c'est l'un des futurs que j'envisage pour cet univers.

Thomas a écrit:Très curieux de savoir comment le Guominjun a survécu dans cette TL.
Je suis d'ailleurs content de voir quelqu'un le déterrer.
C'est normal que les dates soient dans le désordre ? je trouve ça assez perturbant.

Mea Culpa, j'ai rajouté les dates à la fin et inversé avril et mai, je corrige immédiatement.

Collectionneur a écrit:Je pense à erreur de date dans le dernier chapitre :
Chongqing, 3 juin 1989 (1993 je pense)

C’est une joie et une fierté d’être de retour en Chine pour couvrir de tels événements historiques. Le long processus commencé il y a quatre ans devrait symboliquement aboutir demain, dans cette ville choisie pour avoir été la capitale du Front Uni après l’invasion japonaise.
Ici, la Guominjun a pris le pouvoir par la force dès la fin juin 1989...

------- Donc pas de guerre du Pacifique ? Ou le Japon l'a gagné, a l'arme nucléaire, et contrôle encore les Philippines ? Bizarre que la France semble être une démocratie...

Le récit prend place dans l'univers de "Chanson triste pour une victoire", donc en effet, il n'y a pas eu de guerre du Pacifique : les Occidentaux se concentrant sur la destruction de l'URSS, le Japon est de facto dans leur camp et a pu détruire le Front Uni chinois.

Les nationalistes se sont ensuite séparés en une multitude de seigneurs de la guerre, tandis que la bombe atomique japonaise a définitivement gelé la situation.